« Les auteurs de science-fiction prévoient l’inévitable, et bien que les problèmes et les catastrophes puissent être inévitables, les solutions, elles, ne le sont pas. » révélait en 1981 Isaac Asimov. La science-fiction, en tant que courant artistique, comporte en son sein la capacité de dénoncer, par une narration singulière, des problématiques sociales existantes et véridiques. Le champ des possibles est immense, et la prise de conscience par les médiums artistiques permettrait ainsi de proposer des échappatoires à des problématiques sociales, territoriales et historiques trop souvent passées sous le silence. Pourtant, si les sujets traités sont universels, la science-fiction est le plus souvent assimilée à des visions occidentalisées du monde, s’appropriant depuis trop longtemps des codes et des espaces qui n’étaient pas toujours les leurs. La création perd alors inévitablement son identité véritable. Si le futur s’imagine à partir de notre propre conception du présent, comment peut-il être véritablement saisi en niant une immense partie de l’Histoire ? Comment dénoncer ces catastrophes inévitables en omettant toute une partie du monde ?

Mutations sociales, mondialisation et Futurs programmés, des phénomènes déclencheurs de l’arabofuturisme ?

« La science-fiction arabe est spécifiquement marquée par des préoccupations territoriales et humaines. » expliquait l’auteur syrien Taleb Umran dans un entretien avec Kawthar Ayed en 2007. Jouant avec les codes et les canons esthétiques déjà connus en y insérant des dimensions identitaires différentes, les artistes de l’arabofuturisme réinventent un imaginaire. Un imaginaire du réel, celui qui vient bouleverser les idées préconçues et notre perception du monde actuel. En 2012, dans une critique acerbe de l’accélération d’une société de consommation moderne au cœur d’espaces aux valeurs encore traditionnelles, Sophia Al-Maria et Fatima Al-Qadiri fondent le concept du Gulf Futurism. Il s’agit pour elles de mettre en lumière le fossé inévitable qui se creuse au sein de villes comme Dubaï ou Doha, ces centres urbains qui se sont développés à une vitesse stupéfiante et de plus en plus marqués par les inégalités sociales. Alors que les traditions se confrontent à des modes de vie consuméristes et entièrement tournés vers l’avancée technologique, les espaces se fracturent, tiraillés dans la dualité.

Les modes de vie anciens, héritiers de traditions millénaires, se trouvent implacablement bousculés par ces dynamiques nouvelles qui tentent le plus souvent de forger des univers à l’image de sociétés très différentes de leurs espaces d’origine. Se dressent alors deux mondes reliés par la force des choses, deux temporalités qui se font face sans pour autant pouvoir se rejoindre. C’est ainsi que se forme la skyline des gratte-ciels de l’artiste saoudienne Zahrah Al Ghamdi dans son œuvre Birth of a Place. Une ligne d’horizon se dessine, celle de ces immenses immeubles de Riyad dressés vers le ciel. C’est la réalité des temps présents qui est ici mise en avant, le constat amer d’un tiraillement entre les époques par le dévoilement de la naissance d’un monde moderne dans les entrailles de la terre.

Le futurisme devient alors une écriture évidente pour ces artistes qui cherchent à mettre en lumière l’accélération d’avancées technologiques violentes, parfois prématurées, qui viennent troubler les héritages vernaculaires. Ce sont ces futurs programmés qui sont mis en cause. Ces mondes tournés vers un avenir qui semble déjà avoir été pensé, écrit, dessiné. La science-fiction alors ne parle plus du futur, mais devient un moyen pour tenter de déconstruire ces paradoxes de société. Comme l’écrivait Paolo Coelho dans L’Alchimiste, « C'est dans le présent que réside le secret ; si tu fais attention au présent, tu peux le rendre meilleur. Et si tu améliores le présent, ce qui viendra ensuite sera également meilleur. […] Le futur a été créé pour être changé. »

La science-fiction, un moyen de questionner le réel et de déconstruire l’Histoire préétablie

Dans nos jeux d’enfants, nous imaginions tous des univers parallèles, des mondes magiques qui n’existaient que dans nos esprits. Mais ces histoires, nous les fondions à partir de notre conception de la réalité, usant des espaces réels qui nous étaient accordés. L’imagination est une échappatoire, une évasion vers des mondes qui nous correspondent mieux. User de la science- fiction pour raconter ce qui nous entoure revient alors à poser un regard critique sur une réalité décevante par le biais de la mise en récit. C’est un futur qui est alors suggéré. Celui qui, une fois mis en lumière, viendra modifier l’image de l’instant présent.

Un échange entre les temps passés, présents et futurs se met alors peu à peu en place par le biais de dialogues singuliers. En 2016 Larissa Sansour dans son film In the Future They Ate From the Finest Porcelain présente une forme d’archéologie du futur où il est question d'interventionnisme historique. Ici, une archéologue activiste échange avec sa psychiatre au sujet d’une mission d’exploration qu’elle a menée dans le futur pour y déposer des céramiques (au motif keffieh) supposées appartenir à une civilisation fictive, et permettre à un peuple qui est en train de disparaitre de revendiquer cette terre et de créer un nouveau mythe fondateur. Entre images tournées, clins d'œils cinématographiques, et images de synthèse, l’artiste crée un univers visuel qui vient questionner notre perception du présent en inventant l’avenir et en réécrivant le passé. La fiction, dans la multiplicité des narrations qu’elle induit, devient un espace vierge, un champ des possibles pour une libération de la pensée et de la parole.

C’est ainsi, naturellement, que la question de l’espace géographique trouve sa place. Dans ce cadre, le désert devient un point de départ pour un certain nombre d’artistes du futurisme arabe. Il est alors possible de créer et de recréer à nouveau. Comme un peintre sur une toile vierge, la liberté est immense. « Pour moi, l'idée de travailler avec le désert est l'essence même de la réimagination de ce qu'il pourrait être s'il n'y avait pas eu de colonialisme » nous explique Muhcine Ennou. Dans certaines de ses œuvres et vidéos comme Home, Night Dirve ou encore Eternal Bliss l’artiste produit des visions du futur, qui surgissent dans l’immensité d’espaces à l’histoire millénaire.

Pour Mounir Ayache, la représentation du désert devient quant à elle une manière de questionner les imaginaires induits par les représentations occidentales de l’Histoire. Actuellement en résidence à la Fondation Hermès et travaillant pour une exposition qui se tiendra au Jeu de Paume en 2025, l’artiste s’attèle à la production d’une installation où des peintures UV font apparaitre des motifs de zellige sur des dunes de soie. « La science-fiction, en particulier américaine, a tout le temps puisé dans cet imaginaire du désert et du monde arabe. C’est un motif récurrent pour parler de quelque chose d’étrange, qu’on ne connaît pas, d’un environnement hostile. » explique-t-il. L’idée est alors de renverser les idées préconçues, la création artistique devenant un moyen de rétablir une vérité et de concevoir une refonte des espaces.

C’est ainsi que l’Histoire déjà établie se réécrit peu à peu, dans des récits de l’individualité qui participent à faire du présent ce qu’il est réellement. Les univers utopiques ou dystopiques permettent ainsi de questionner notre sentiment d’appartenance au monde, tout comme la façon dont sont perçus les souvenirs et les identités. Alors que Mounir Ayache avec son installation Khadija pour la biennale Manifesta 13 Marseille transpose l’histoire de sa grand-mère originaire de la ville de Fès à la fin du protectorat français dans un univers futuriste singulier, l’artiste égyptien Khaled Hafez s’interroge lui aussi particulièrement sur la place accordée aux mémoires et à leur temporalité. Pour son futur projet avec le musée de Preston The illustrated bronze history of time, l’artiste forge une narration pour raconter les histoires de sa famille, les récits de leur résistance aux Britanniques à l’époque de la monarchie égyptienne. « Ces petites histoires combinées peuvent créer une histoire alternative qui remet en question les histoires écrites. » explique-t-il. L’artiste travaille ainsi à une archéologie du futur, se demandant ce « que trouveraient les générations des 4000 ans à venir en fouillant nos sphères spatiales et temporelles ? ». Alors, le déplacement d’une temporalité vers une autre permet une nouvelle lecture de l’avenir, déconstruisant les imaginaires liés à la science-fiction occidentale en usant de références et d’esthétiques différentes. C’est ainsi, délicatement, que l’individualité retrouve sa place.

Un mouvement marqué par le sceau de la pluridisciplinarité

Ces visions du futur que les artistes construisent viennent nous bouleverser dans nos conceptions intellectuelles du monde. Poètes, cinéastes, musiciens, plasticiens, chercheurs, journalistes, romanciers ; tous contribuent à mettre peu à peu en place une définition du mouvement, créant une poétique mouvante, malléable, bousculant les préjugés esthétiques et les idées historiques préétablies. Ce croisement des disciplines, cette multiplicité des formats explorés par les artistes donnent une impression de liberté fougueuse, celle de pouvoir écrire et peindre ce qui n’a jamais été. Le futurisme arabe se meut ainsi parfois en une conception idéologique du monde. Les artistes s’en imprègnent, le renouvellent et le torde jusqu’à en obtenir une essence singulière. « L'arabofuturisme est un élan qui cherche à accélérer l'anéantissement des murs de l'apartheid idéologique, dont les hallucinations délirantes nous font trembler de peur devant le bruit assourdissant de notre indifférence, tandis que nous dansons sur le silence de nos différences. » écrit l’auteur et plasticien Sulaiman Majali dans son texte Towards a possible manifesto; proposing Arabfuturism/s.

Alors, ce sont des rencontres qui s’imaginent. Des dialogues entre les sujets, les artistes et les espaces de création. « Il y a une porosité entre les disciplines », nous explique Nedjma Hadj Benchelabi, curatrice de l'organisation M.Darwish Legacy à Bruxelles. En 2020, elle organise le programme Arabfuturism qui devient un véritable évènement multidisciplinaire. Tandis que Larissa Sansour y dévoile ses paysages à venir, Monira Al Qadiri interroge notre rapport au monde dans sa vidéo et performance Effeminate Pharaoh. Les artistes recherchent alors la fabrication de narrations différentes, de récits contemporains où le futurisme devient un moyen de provoquer une discussion sur le colonial et sur les récits d’identité qui nous questionnent à propos du présent et du passé. Dans le même programme, la chorégraphe Malika Djardi développe Episode, un format de courtes séries mêlant danse et science-fiction pour théoriser le langage comme un outil de domination et d’émancipation.

La pluridisciplinarité devient ainsi une façon de développer des outils singuliers pour des créations aux thématiques nouvelles. Alors qu’une forme artistique en nourrit une autre, il s’agit de trouver des moyens d’expression pour traduire, parfois avec urgence, une vérité sur l’humanité et ses espaces d’existence. C’est bien là le moteur qui anime la création de Tarek Lakhrissi. « Je m’intéresse à tout ce qui est en lien avec la monstruosité, les personnages que l’on retrouve dans les séries télévisées, dans les films de science-fiction. Trouver des langages pour ces formes-là suppose une multitude de médiums différents. » explique-t-il. L’étrangeté devient une manière de réfléchir à un potentiel futur. C’est ainsi que l’artiste investit d’une immense affiche la façade de l’antenne bruxelloise du Centre Pompidou, jouant avec les codes de l’autoportrait, avec les références liées à la science-fiction, la publicité et la musique. Ici, avec Arising, rien n’est annoncé et pourtant c’est bien là que tout commence. Le message est retentissant : pour toutes les communautés mises à l’écart, toutes les identités fracturées par l’Histoire, il s’agit de briser le silence et de réinvestir l’espace public qui leur appartient. Ainsi, les artistes de l’arabofuturisme entament une réappropriation territoriale et identitaire. C’est une nouvelle narration de l’Histoire qui est proposée. Pour une nouvelle lecture du monde dans l’éternel que se passerait-il si…?